Libre circulation : sous-traitance dans la construction et sous-enchère salariale, est-ce que tout va si bien ?

Le Conseil fédéral vient de publier son rapport sur l’efficacité de la responsabilité solidaire de l’entrepreneur qui sous-traite dans la construction.

Depuis l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre-circulation des personnes, les prestataires de service de l’Union Européenne peuvent travailler en Suisse sans autres formalités que l’obligation d’annonce. Les mesures d’accompagnement initialement prévues n’avaient pas suffi à empêcher, notamment dans le domaine de la construction, une sous-enchère salariale massive par le biais d’entreprises sous-traitantes. Régulièrement, la presse rapportait des situations de travailleurs qui dormaient sur le chantier et travaillaient pour un salaire et des conditions inacceptables.  Cet état des choses amenait de surcroît une distorsion de la concurrence et favorisait les entreprises qui violaient la loi.

En 2012, le Parlement s’était emparé du sujet et avait renforcé les sanctions contre l’employeur contractant, donc celui qui sous-traite, dans les secteurs de la construction, du génie civil et du second œuvre. Le nouvel article 5 de la Loi fédérale sur les travailleurs détachés, en vigueur depuis le 15 juillet 2013, prévoit aussi que l’entreprise contractante réponde solidairement du non-respect des salaires minimaux et des conditions de travail de ses sous-traitants.

Le Parlement avait également demandé au Conseil fédéral de rendre un rapport sur l’efficacité de ces mesures dans les cinq ans. Ce rapport a été adopté le 20 juin 2018.

En substance, il conclut que la responsabilité solidaire mise en place pour lutter contre les infractions salariales a un effet préventif et qu’il n’y a nul besoin de renforcer la protection légale. Par contre, il faut améliorer l’information sur les conditions de la sous-traitance auprès des PME et augmenter les contrôles.

Le rapport appuie ses conclusions sur un questionnaire et des entretiens avec des entrepreneurs contractants et des partenaires sociaux. Il a également examiné le taux d’infraction soupçonné aux dispositions salariales dans la construction, qui enregistre une baisse, en passant de 37% à 26% de 2012 à 2016. Enfin, il constate qu’un seul jugement a été rendu en matière de responsabilité solidaire depuis l’entrée en vigueur de la disposition.

Pourquoi si peu de jugements ?

Or, le manque de jurisprudence n’est pas toujours un signe d’absence de litiges. En l’espèce, la responsabilité solidaire de l’entreprise contractante est subsidiaire. Cela signifie que le travailleur détaché doit tout d’abord poursuivre son propre employeur et ce n’est qu’en cas d’échec ou d’impossibilité (par exemple s’il fait faillite) qu’il peut se retourner contre  l’entreprise contractante. Les règles de prescription posent aussi problème, tout comme le fait que l’entreprise contractante peut s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’elle a rempli son devoir de diligence et contrôlé la situation des employés de ses sous-traitants.

Ces obstacles ne sont pas un détail si l’on considère le contexte, transfrontalier (il faut d’abord porter plainte dans le pays du sous-traitant) et la situation de ces travailleurs détachés victimes de sous-enchère salariale, qui n’ont donc en général pas les moyens qui leur permettraient d’exercer sereinement leurs droits.

Concrètement, le jugement dont le rapport du Conseil fédéral fait état concernait un chantier public genevois, une entreprise contractante allemande et un sous-traitant polonais. Le syndicat avait actionné les prud’hommes, car les ouvriers polonais étaient payés 8.- francs de l’heure. L’entreprise allemande avait clairement violé son obligation de diligence, car elle n’avait pas contrôlé les conditions de travail et de salaire des employés du sous-traitant. Toutefois comme sa responsabilité est subsidiaire, le Tribunal a invité les ouvriers et leur représentation à agir tout d’abord en Pologne.

La clause de subsidiarité rend-elle pratiquement impossible le recours à la justice helvétique ?

Des manquements faiblement sanctionnés

La responsabilité solidaire de l’entreprise contractante se retrouve engagée à condition qu’elle ait manqué à son devoir de diligence. Elle doit donc s’assurer, au moyen de documents et de justificatifs, que ses sous-traitants respectent bien les conditions de salaire et de travail en vigueur sur le lieu du chantier.

La sanction prévue en cas de manquement à l’obligation de diligence est l’amende de 5’000.- francs au plus et, pour les entreprises sises à l’étranger, l’interdiction d’offrir ses services en Suisse pour une durée d’un à cinq ans. Cette sanction n’est pas de taille à décourager une entreprise contractante helvétique, qui pourra continuer à soumettre ses offres sur le territoire. Par ailleurs, il est intéressant de constater qu’aucune règlementation du contrat de sous-traitance n’existe en Suisse, contrairement, par exemple, à la France, et que ses termes sont rédigés uniquement par les co-contractants (respectivement, par l’entreprise qui dispose d’un service juridique).

Les listes du SECO

Le SECO publie une liste des entreprises interdites d’offrir leurs services en Suisse. Sur demande, il fournit également une liste de tous les employeurs qui ont fait l’objet d’une sanction entrée en force.

La liste publique donne une première indication de l’ampleur de la sous-enchère salariale par sous-traitance : elle fait 20 pages et comporte quelques 1’313 entreprises situées dans toute l’union européenne.

Réflexions en vue de la révision de la Loi sur les marchés publics

Le Parlement traite en ce moment de la révision de la Loi sur les marchés publics. Actuellement, les critères d’adjudications se basent sur l’offre la plus avantageuse économiquement et ne posent aucune contrainte en matière de droit du travail. Cette question est d’autant plus importante qu’elle traite de l’utilisation de l’argent public.

Contrairement à ce que préconise le rapport du Conseil fédéral, des modifications législatives permettraient d’endiguer efficacement la sous-enchère salariale, en posant des règles claires et contraignantes pour toute entreprise qui déploie ses activités sur territoire helvétique.

Artias – Paola Stanic, juriste